« La conservation de cette forêt se fera avec nous, ou elle ne se fera pas », dit Baati Gozi Irangi, un pygmée Mbuti et leader de la communauté à propos de la conservation de la réserve naturelle d'Itombwe dans l'Est de la République démocratique République du Congo (RDC).
Officiellement désignée réserve forestière en 2006, la réserve naturelle d'Itombwe fait l'objet d'âpres discussions et de controverses sur ses limites, sa gestion, sa conservation, son utilisation durable, et le développement humain de ses populations.
Mais pour la première fois, les populations autochtones pygmées ont une place dans ces débats aux côtés du gouvernement de la RDC, des organismes de conservation et de la société civile locale. "Nous avions peur qu'ils ne nous volent notre terre et notre vie. Nous nous sommes réunis et avons décidé que nous n'allons pas laisser cela se produire », se souvient Marie, une femme timide du village de Kitale, situé dans la province du Sud Kivu de la RDC.
Par la force, ils ont obtenu de participer à la création de cette Réserve eux-mêmes, de peur de se la voir confisquer par les ONG internationales de conservation et agents de l’Etat. Suite à l’investissement récent de 300 millions de dollars américains d’un consortium de pays majoritairement européens, dont la France, pour sauver la forêt du Bassin du Congo, trouver de nouvelles voies pour protéger la forêt sans nuire aux communautés qui en dépendent est plus urgent que jamais.
Une forêt en danger
Atteindre la forêt d’Itombwe et ses habitants n’est pas aisé. Une piste boueuse part de Bukavu, la capitale de la région, et traverse cette région montagneuse, croisant une multitude de milices armées. L’accès est difficile pour tous, des habitants aux ONG qui souhaitent intervenir dans la zone, mais aussi pour les commerçants et exploitants qui souhaitent tirer bénéfice du coltan, de l’or ou du bois qui s’y trouvent. En plein cœur du deuxième bassin forestier de la planète, une richesse inégalable de biodiversité a ainsi été conservée à travers les âges, et on trouve encore à Itombwe éléphants, arbres rares, oiseaux tropicaux, et surtout, les derniers gorilles de la planète.
Mais le massif change rapidement. La pression internationale sur les ressources naturelles, et la croissance économique et démographique galopantes du pays ont commencé à faire peser sur la forêt leur appétit de terres à exploiter. Pendant ce temps, suite à la guerre complexe et violente du Rwanda voisin dans les années 90 et aux rebellions successives contre le gouvernement congolais, la forêt est devenue l’hôte d’une myriade de groupes rebelles qui se cachent dans les montagnes et vivent de l’exploitation illégale et du trafic de ses ressources naturelles.
« L’Etat lui-même est une menace pour nos forêts : ce sont eux qui donnent des permis de coupe de bois en désordre. Ils les donnent à n’importe qui prêt à payer, et nous voyons ces gens qui viennent et coupent nos arbres en toute impunité. Ils coupent nos arbres-médicaments (dont les écorces ou les fruits sont utilisés pour des décoctions médicinales), nos arbres à chenilles, nos arbres à huile ». Irangi, un pygmée Bambuti dans la trentaine, vit au bord de la Réserve d’Itombwe. Il voit avec désespoir ses arbres abattus pour le charbon de bois à destination de Bukavu et du Rwanda voisin, avides en ressources. « Ces gens viennent avec leurs armes et prennent tout : les arbres, les animaux. Ils tuent même ceux que nous interdisons, comme le pangolin ou le gorille. Parce qu’ils ont des armes, ils croient qu’ils sont au-dessus de nos lois», s’inquiète Irangi, « Nous savons aussi que notre sous-sol est riche. Une entreprise est déjà venue le creuser pour l’or. Si nous ne protégeons pas notre forêt, plus d’agresseurs viendront et nous envahiront. C’est pour cela qu’il faut la conserver ».
Face à cette situation, en 2006, le gouvernement de la RDC a décidé de créer la Réserve Naturelle d’Itombwe, soutenu par le WWF et le WCS, deux grandes ONG de conservation. Sur le papier, il a défini un carré de 15.000km2 dans lequel toute activité humaine serait interdite. Un carré qui n’est pas sans rappeler les frontières africaines, décidées dans un bureau plutôt que sur terrain, et qui ne faisaient aucun sens face aux réalités locales.
Et la forêt contenue dans ce carré ne contient pas seulement une faune et une flore sauvage. Elle abrite également un peuple autochtone, les Bambutis, dont Irangi fait partie. Il vivent et dépendent de cet écosystème pour leur survie depuis des millénaires. Et ils n’étaient pas prêts à en partir. « Quand nous avons appris que la Réserve avait été créée, nous avons été en colère. Si tu apprenais que l’on te prend là où tu trouves ta nourriture, tes médicaments, là où tes ancêtres se trouvent… tu serais heureux ? Nous avons eu peur qu’on nous vole tout ça. Nous nous sommes réunis et nous avons décidé : nous ne laisserons pas cela arriver », se souvient Marie, une femme timide mais fière du village de Kitale, au Nord du massif.
Dans les années 80, dans le parc voisin du Kahuzi-Biega, près de 6000 pygmées ont été expulsés manu militari de leurs villages, condamnés à se réinstaller hors de la forêt sans aide du gouvernement. Ces groupes et leurs descendants vivent aujourd’hui dans des conditions extrêmement précaires sur les bords des routes ou se vendant comme main d’œuvre au tout venant, privés de nourriture, de terres, d’identité. Irangi et sa communauté ont entendu cette histoire qui s’est passée à seulement 200 kilomètres d’Itombwe. « Nous ne savions pas ce qui pouvait nous arriver. Mais nous savions que ce n’était pas une bonne chose que notre forêt appartienne à l’Etat. »
Dans de nombreuses aires protégées du pays, en effet, la protection de la nature a mené à des conflits avec les populations locales dont les pratiques traditionnelles de chasse sont considérées comme contradictoires avec la conservation. « C’est une vieille approche de la conservation que de pousser les gens hors des aires protégées pour conserver la nature. Cela vient de la vision américaine classique d’une nature sauvage et intacte, alors qu’en réalité ce qu’on croit être une forêt vierge a été habitée et doucement manipulée par l’Homme depuis des millénaires », dit Lars Lovold, directeur de Rainforest Foundation Norway, une ONG de promotion des droits des Peuples Autochtones.
“Notre forêt, notre vie”
« Je suis né et j’ai grandi dans cette forêt. Je me suis marié, j’ai eu des enfants dans cette forêt. Je suis parti quelques années étudier à la ville mais je suis revenu et je travaille dans mon village. Cette terre nous appartient parce que toute notre vie est ici : nous y trouvons notre nourriture, notre pharmacopée, tout ce dont nous avons besoin », explique Irangi qui est maître d’école et, à ce titre, l’intellectuel du village, n’ayant pas peur de s’adresser aux étrangers et aux autorités. « Nous, les bambutis, nous ne pouvons pas vivre hors de la forêt, notre nature est de vivre ici. »
Bien qu’ils ne soient pas officiellement reconnus comme Peuples Autochtones par l’Etat congolais – ce qui reconnaîtrait leurs droits traditionnels à la terre - les bambutis sont autour de 600.000 individus à vivre dans le pays, selon un mode de vie encore semi-nomade, éloigné de celui des autres ethnies sédentaires et agricultrices. « Dans cette forêt, nous trouvons le bois pour construire nos maisons, les fruits et les takus (des chenilles) pour manger. Cette forêt est pleine de takus ! Nos hommes récoltent les lianes, nous ramassons les plantes. Nous chassons, nous pêchons. C’est notre vie », raconte Marie, qui parle avec passion de sa forêt.
Connectés concrètement et spirituellement à la forêt, les Bambutis en ont une connaissance traditionnelle, et détiennent leurs propres méthodes de conservation qu’ils appellent leurs « technologies traditionnelles ». « Nous savons comment protéger notre forêt car personne ne la connaît comme nous. Nous savons où les animaux mettent bas, où ils se reposent, et à quelle période il ne faut jamais les tuer », explique Mapenzi, un jeune chasseur.
Comme tous les hommes pygmées, il a fait son initiation, le Lutende, pendant des mois d’isolement dans les forêts sacrées. Le lieu exact et le contenu de ce rituel initiatique restent secrets, car c’est la clé de la transmission de leurs connaissances et traditions, de père en fils. « Je connais toutes les interdictions traditionnelles et ai été formé par les gardiens de coutume. Je connais les sites et les périodes de chasse et de pêche. Pendant la saison sèche, nous ne chassons pas, car les animaux vont mettre bas. Il y a aussi les animaux autorisés, comme le Mokumbi (le rat de Gambie), et ceux que l’on ne peut pas tuer, comme le gorille. Nous avons nos propres technologies traditionnelles de conservation, vous voyez. Les animaux que la loi moderne veut conserver sont déjà sous notre protection coutumière. Ce sont les lois que nos ancêtres ont établies. Nous allons continuer à utiliser nos technologies et à gérer notre forêt avec le savoir de nos ancêtres. »
Les règles sont nombreuses, et ceux qui les enfreignent sont soumis à de sévères punitions : « les Malambo sont ces endroits sacrés où les animaux mettent bas », explique pédagogiquement Irangi. « Là, nous n’avons pas le droit de chasser. Tout comme nous ne mettons pas de pièges près des rivières où les animaux vont boire. Si tu n’obéis pas, les gardiens de coutume mettront le Muzombo sur toi. C’est une punition de mort. » Que cette mort soit spirituelle ou plus semblable à une excommunication, les membres de la communautés la craignent et respectent avec ferveur les interdits.
« Nous ne voulons pas que notre forêt appartienne à l’Etat »
Soutenus par de petites organisations locales de la capitale provinciale de Sud Kivu les Bambutis ont commencé à faire entendre leur voix et à demander le rejet de la réserve, prêts à empêcher par la force les conservateurs de pénétrer sur leurs terres. Les protestations ont atteint une telle intensité que les organisations internationales de défense des droits des peuples autochtones s’en sont mêlées. Le projet s’est arrêté. Ce n’est que quelques années plus tard qu’un dialogue s’est installé, ouvrant la porte à une collaboration entre les communautés et les conservateurs.
Bitomwa Onesiphore Lukangyu travaillait alors pour WWF, et est maintenant le Directeur de la Réserve : « Au début nous ne pouvions même pas nous adresser la parole. Nous étions des ennemis. C’est difficile de croire que nous pouvons nous asseoir à la même table aujourd’hui ! Mais nous avons fait un pas important, nous avons réalisé que nous partagions tous le même objectif : protéger la forêt d’Itombwe. Alors nous avons commencé à travailler ensemble. A créer la Réserve ensemble.»
Une telle collaboration entre Communautés et Conservateurs peut sembler une alliance naturelle, mais elle constitue une première en Afrique Centrale. Et les conceptions de cette collaboration diffèrent. Par exemple, recruter des éco-gardes parmi les communautés est-il suffisant pour les intégrer dans la gestion ? « Non », répond Lars Lovold. « La plupart des organisations de conservation ont adopté une rhétorique sur le travail avec les communautés mais en pratique leur approche reste très instrumentale, ce qui signifie qu’ils engagent des membres des communautés pour certaines tâches mais qu’ils ne travaillent pas en profondeur avec elles. Il ne s’agit pas seulement de leur donner un petit boulot, mais de les impliquer réellement dans toutes les étapes de la gestion de l’écosystème. »
Un avenir qui dépend de l’aide internationale
Cet été, ces efforts ont été couronnés de succès par la reconnaissance officielle par le gouvernement des nouvelles limites de la Réserve, décidées par les communautés.
Définir la Réserve est une belle étape franchie, et ouvre la voie à un nouveau défi : protéger la biodiversité des intérêts économiques et lutter contre l’exploitation illégale des ressources. Ceci demande d’importants investissements, et le gouvernement congolais dépend entièrement de l’aide internationale pour mener à bien sa mission. « L’Etat lui-même ne nous apporte pas un soutien suffisant et c’est WWF qui paye pour tout ici : mon salaire, ce bureau, ma maison… », raconte le Directeur de la Réserve.
La situation économique et sociale des communautés locales reste également difficile. « Nous voulons des écoles et des dispensaires ». « Nous voulons que nos enfants soient éduqués, que nos malades soient guéris ». « Nous voulons pouvoir être comme les autres communautés », clament les membres du village de Kitale. Car si les pygmées souhaitent conserver leurs terres et leurs traditions, ils souhaitent également accéder aux services de la modernité qui leur permettraient une vie plus confortable. Des demandes légitimes, mais également des pas vers la perte de leur culture et de leurs traditions ancestrales. « La culture pygmée, comme toute autre culture, est dynamique. C’est un peuple en mutation profonde, qui a subi des déplacements forcés, des violences, dans un cadre général de discrimination profonde en tant que minorité… La communauté doit être libre de faire ses choix et d’évoluer. L’important est de respecter le principe international d’auto-détermination, garanti par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones », explique Jean de Dieu Wasso, coordinateur de l’organisation Africapacity, basée à Bukavu et représentant les communautés d’Itombwe dans le processus. Cinquantenaire jovial, il vient de soutenir avec succès une thèse sur le processus d’Itombwe et vit en ville. Mais il n’oublie pas ses origines autochtones et a dédié les 10 dernières années de sa vie à soutenir les communautés d’Itombwe, assurant le lien entre eux, le gouvernement, et les partenaires internationaux.
Où trouver les financements pour gérer cette Réserve et aider les communautés à y vivre ? Tandis que les communautés, via Africapacity, sont soutenues par le gouvernement norvégien, WWF et WCS, les deux organisations de conservation actives dans la Réserve, mobilisent leurs fonds depuis la Hollande et les Etats-Unis. Les 300 millions de dollars récemment promis au Bassin du Congo ont fait naître des espoirs pour tous les acteurs de la Conservation.
Jean de Dieu souhaite promouvoir Itombwe comme un modèle à l’échelle nationale : « L’expérience d’Itombwe devrait être reconnue et répliquée. Tous les projets de conservation devraient maintenant se baser sur des négociations avec les communautés, sur leurs droits, les impliquer. » Bitomwa acquiesce : « Nous pouvons avoir notre armée, nos gardes forestiers armés, mais si nous ne travaillons pas avec les communautés cela ne marchera pas sur le long terme. »
Le combat n’est donc pas terminé, mais Itombwe représente un espoir pour les populations autochtones en Afrique Centrale, les plaçant au cœur d’un projet de conservation, non pas bénéficiaires d’une aide internationale mais acteurs du projet. Une approche qui résonne avec les nouvelles visions de l’aide internationale, loin des projets unilatéraux décidés dans des bureaux en Europe et mis en place maladroitement sur le terrain, pour un résultat souvent faible.
Dans un pays au développement aussi rapide que la République Démocratique du Congo, Jean de Dieu reste optimiste : « Nous poursuivons le travail. Tout est dans le compromis ». Des palabres qui trainent en longueur donc, mais des palabres en bonne voie.