380 actes de torchage. C’est le bilan des activités de la multinationale au Cameroun et au Gabon, où cette pratique est pourtant strictement régulée. Sur place, les populations redoutent l’impact environnemental mais aussi sanitaire de ce procédé industriel, consistant à brûler des excédents de gaz non-désirés. 

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Au cœur de la forêt de Bipaga, sur la côte atlantique au sud du Cameroun, aux abords de Kribi, se trouve l’usine de traitement de gaz de la Société Nationale des Hydrocarbures – SNH. Elle est exploitée par la multinationale Franco-Britannique Perenco, qui représente un peu moins des trois-quart de la production pétrolière du pays (72 %) en 2023 et produit la quasi-totalité du gaz  du pays – le second le plus vaste du bassin du Congo.

Sur la plage de Bipaga, Sud Cameroun, un conteneur accueille portant le nom Perenco accueille tout visiteur à l’usine de traitement de gaz de la Société Nationale des Hydrocarbures. Novembre 2023. Photo par Jeannot Ema’a/InfoCongo

Au milieu des infrastructures métalliques étalées sur 22 hectares, s’élève un tuyau de près de 50 mètres de haut d’où brûle une flamme jaune vive d’intensité variable. Dès les premiers jours de sa mise en activité, courant 2018, cette “torchère” avait semé la panique chez les habitants d’Eboudawae, un village situé à quelques centaines de mètres de l’usine. 

« Quand ils ont vu les flammes, les soldats du BIR (Bataillon d’intervention rapide) fuyaient. Ils sautaient de leurs postes. » relate Anne*, une habitante voisine de l’installation, à InfoCongo. D’autres se souviennent de “secousses” sismiques. Seule une source “informelle” confiera plus tard à certains habitants que la société brûle “des déchets”, sans s’étendre sur les détails du procédé en cause.

Mais ce phénomène porte un nom bien précis, il s’agit du torchage de gaz. Une pratique propre au secteur des énergies fossiles qui consiste à brûler les excédents de méthane issus de l’exploitation de gaz et de pétrole. Ce procédé est décrié depuis plusieurs années, aussi bien par la communauté scientifique que par de nombreuses institutions internationales. En cause, les lourds impacts écologiques, sanitaires et énergétiques attribués au torchage. 

La Banque Mondiale est d’ailleurs à l’initiative du traité “Zero Flaring Routine”, lancé en 2015, dont le Cameroun et le Gabon figurent comme signataires aux côtés de dizaines d’états, d’institutions publiques et d’opérateurs financiers engagés pour mettre fin au torchage de routine d’ici 2030. 

Un objectif également partagé par Perenco, selon son porte-parole qui évoque “un plan d’action 2030 pour le Climat et la Transition Énergétique, dans lequel Perenco a déclaré qu’il visait zéro torchage de routine”, d’ici 2030. Un horizon qui semble encore lointain pour les populations camerounaises et gabonaises qui se disent affectées par cette pratique. 

Du gaz naturel brûlé en continu sur une plateforme pétrolière de Perenco au Cameroun. Photo: InfoCongo

Des flammes, de jour comme de nuit, depuis 10 ans

L’activiste franco-gabonais Bernard Rekoula, questionné par InfoCongo sur sa première visite des sites Perenco sur les côtes gabonaises, courant 2020, reste saisi par son souvenir d’Etimboué où opère Perenco, sur le littoral au sud de Port-Gentil. “L’air proche des têtes de puits de pétrole et des torchères était suffocant. Quand nous avons découvert la zone d’Etimboué où opère Perenco, il y avait des villages entiers quasiment irrespirables à cause de fortes émanations de gaz”, confie le lanceur d’alerte, aujourd’hui réfugié en France. 

Bernard Rekoula parle d’un torchage alors “continu”, un témoignage similaire à celui de Pierre Philippe Akéndéngue, un “vétéran” du groupe Perenco, pour lequel il a travaillé 17 ans avant d’entamer un parcours politique comme député de la région, en 2018. «À Oba, on fait du torchage de gaz. À Batanga, sur la plus grande station Perenco du Gabon, on en fait aussi. C’est régulier, non-stop. Même en mer» témoigne l’ancien élu, retourné à la vie civile suite au coup d’État du 30 août dernier. “Les villages empestent le gaz”, poursuit-il, décrivant la pollution ininterrompue provenant des torchères de Perenco, de jour comme de nuit.

Au Gabon, Perenco brûle du gaz naturel 24/24 sur des sites chevauchant des aires protégées. Données satellitaires de Skytruth analysées par EIF. Carte produite par Kevin Nfor / InfoCongo

Au Cameroun également, le groupe torche continuellement, comme le confie un ancien ingénieur de la multinationale, évoquant des torchères “réparties sur tous les sites de Perenco” et actives “sans arrêt, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” Un témoignage à contrario d’une étude environnementale co-signée par Perenco en 2006 sur l’usine de traitement de gaz de Bipaga, qui mentionne bien une activité de torchage, toutefois limitée “au rejet accidentel” ou à des cas de “dysfonctionnement”, cela en vue de “limiter la production de gaz à effet de serre”. 

Loin d’être exceptionnels, ces faits de pollution de l’air du groupe Perenco dans les deux pays se compteraient au nombre de 380 actes de torchage, comme le démontrent des données satellites fournies par l’organisation d’observation géo-spatiale américaine SkytruthCes données analysées par Environmental investigative forum – EIF permettent d’estimer que le torchage de Perenco a entraîné l’émission d’au moins 33,8 millions de tonnes de CO2 au Gabon et au Cameroun, sur une période de dix ans. Soit l’équivalent de l’empreinte carbone cumulée d’environ 48 millions d’habitants d’Afrique Subsaharienne concentrés sur les zones en question. Mais à quel prix pour la faune, la flore et les populations locales ?

Omerta sur les risques environnementaux et sanitaires

Dans le département de l’Océan au Cameroun, où se trouve l’usine de Perenco, le délégué du ministère de l’environnement Benjamin Hamann se veut rassurant. “Les plateformes [offshores, ndlr] sont très bien surveillées. La flamme respecte les normes standards. Si les normes devaient être dépassées, nous serions au courant, mais l’entreprise fait des efforts pour s’y conformer”, assure-t-il, sans plus de précisions sur les normes en question ou la légalité de ces torchères.

Le torchage est pourtant reconnu comme cause aggravante d’acidification des milieux marins et terrestres pouvant nuire aux écosystèmes qui s’y trouvent, comme l’ont démontré de nombreuses études scientifiques menées au Nigeria – l’un des plus grands “torcheurs” de la planète.

Or, Perenco torche régulièrement à proximité de l’Estuaire Rio Del Rey, une aire protégée inscrite sur la liste des sites Ramsar et riche en forêts mangroves de littoral camerounais.

Au Cameroun, des torchères de Perenco à proximité de l’Estuaire de Rio Del Rey, un site Ramsar riche en biodiversité. Données satellitaires de Skytruth analysées par EIF. Carte produite par Kevin Nfor / InfoCongo

S’il est confirmé que Perenco opère à l’intérieur du site RAMSAR, il s’agit alors d’une violation flagrante de l’engagement du Cameroun à appliquer l’accord de Paris de 2015 dont le pays était signataire”, alerte l’organisation Cameroon Wildlife Conservation Society (CWCS). Ce torchage se fait aussi à proximité de Ndongere dans le Sud-Ouest, un autre site riche en biodiversité dont le processus de classement en parc national est en cours. 

Au Gabon, près de dix aires protégées de la sorte sont également concernées, selon notre partenaire EIF. Ces sites naturels classés figurent parmi 74 autres occupés par Perenco à travers le monde, comme vous le révélait InfoCongo dans son enquête précédente. 

Sur la question sanitaire, là encore, c’est l’omerta pour les populations vivant à quelques kilomètres voire parfois à quelques centaines de mètres de ces sites, au Gabon comme au Cameroun. De jour comme de nuit, hommes, femmes et enfants inhalent des fumées chargées en composants dont ils ignorent tout des risques sur leur santé. 

A 4 km au sud du complexe pétrolier de Perenco installé au Sud Cameroun, des natifs du village Londji I confient leur inquiétude. De la plage, ils observent chaque jour l’une des torchères de Perenco. « Quand vous arriverez là-bas, vous verrez le tuyau. Il en sort une fumée noire. Nous ne savons pas si cela impacte la santé de nos enfants», s’inquiète Matthieu Ndembo, 38 ans.

A partir de la plage de Londji, à 4 kilomètres de l’usine de traitement de gaz de la SNH exploitée par Perenco, des pêcheurs aperçoivent des flammes provenant de l’usine. Photo par Jeannot Ema’a/InfoCongo

Certains habitants suspectent un lien entre les activités des entreprises pétrolières et des pathologies survenues au cours des dernières années – en particulier chez les plus jeunes. Mais dans l’unique centre de santé de cette localité camerounaise, le personnel refuse de commenter cette question. 

Babiene Sona, avocat spécialiste des normes socio-environnementales de l’industrie pétrolière, se veut catégorique: “Le torchage du gaz n’est pas acceptable, il contribue à la pollution dans les communautés où le pétrole est exploité”. Il mentionne aussi des “maladies de la peau” liées à ce procédé industriel. Mais la liste est bien plus longue. 

Maladies respiratoires et hématologiques, cancers, mais aussi problèmes cardiaques et morts prématurées figurent aussi parmi les risques sanitaires associés au torchage, selon la communauté scientifique internationale. Une étude publiée en 2022 démontre que le brûlage à la torche peut avoir des effets néfastes sur la santé humaine à partir d’une proximité de 60km d’une torchère.

Selon la multinationale, ses activités ne présentent “aucun problème pour la santé des populations”. Le groupe estime même apporter “une contribution positive à la santé des communauté proches de ses opérations” et indique investir dans des programmes visant à “renforcer la capacité et la qualité des structures de soin locales”.
Perenco souligne l’aspect “crucial” de sa contribution aux systèmes de santé et indique soutenir des “projets majeurs” au travers de “soutiens infrastructurels, de formations des personnels médicaux et de la facilitation de l’accès aux soins pour les communautés isolées”.

A titre d’exemple, un porte-parole mentionne le développement de “laboratoires de dépistages lors de la pandémie de COVID-19”, qui seront prochainement reconvertis pour tester la tuberculose.

Le torchage peut avoir des effets néfastes sur la santé humaine dans des zones situées à 60 km d’une torchère. Au Cameroun, Perenco torche du gaz naturel 24/24 à moins de 15 kilomètres des zones habitées. Données satellitaires de Skytruth analysées par EIF, combinées aux données de terrain collectées par InfoCongo. Carte produite par Kevin Nfor / InfoCongo

Torchage “interdit” – sous conditions

Au Cameroun, la loi mentionne des autorisations possibles de torchage à titre “exceptionnel”, lorsque des difficultés techniques et économiques le justifient et pour une durée “qui ne peut excéder 60 jours”, sous menaces de sanctions financières. Une fréquence maximale que dépasse largement Perenco dans le pays, aux dires des témoignages réunis par InfoCongo et des données analysées par EIF.

Une étude d’impact environnementale doit en outre être fournie par l’exploitant afin de minimiser les risques associés au torchage. Le Gabon interdit quant à lui explicitement le torchage depuis 2019 – sauf autorisation spéciale du ministère chargé de la préservation de l’environnement.

Les autorités Camerounaises et Gabonaises, sollicitées par InfoCongo, n’ont pas souhaité répondre à nos demandes de consultation des études environnementales et des autorisations de torchage en question, pour ce qui relève des blocs pétroliers opérés par le géant pétrolier.

En République Démocratique du Congo, c’est dans un contexte similaire d’autorisations environnementales invérifiables, d’interdiction de torchage et d’extraction sur des aires protégées que les ONGs Sherpa et Amis de la Terre avaient choisi d’assigner Perenco en justice pour “préjudice écologique”. Procédure que le Groupe n’a pas souhaité commenter. Au contexte propre à la RDC s’ajoutaient de nombreux impacts sanitaires et environnementaux, en tout points similaires à ceux documentés par l’activiste Bernard Rekoula au Gabon, mais aussi par les médias Investigate Europe et Disclose, dans le cadre de leur enquête “Perenco Files”. 

Le volet “Gabon” des Perenco Files révélait, entre autres, près de 17 faits de pollution auxquels viennent s’ajouter 187 actes de torchage que révèle aujourd’hui InfoCongo et ses partenaires, rien que dans ce pays. 

Sur la plage de Bipaga, Sud Cameroun, des pêcheurs aux abords du pont qui dessert l’usine de traitement de gaz de la Société Nationale des Hydrocarbures. Novembre 2023. Photo par Jeannot Ema’a/InfoCongo

Pourtant, le porte-parole du groupe l’assure: “Perenco adhère à toutes les régulations locales et aux meilleurs standards internationaux, partout où elle opère, et ce avec les autorisations nécessaires”, déclinant toutefois de nous transmettre ces dernières.  “Il y a du torchage parce qu’il n’y a pas de marché du gaz ou de solution technique appropriée”, explique-t-il aussi à notre partenaire Mediapart, mettant néanmoins en avant la démarche et les efforts du Groupe au Gabon.

Pour preuve, le développement à venir d’une usine de Gaz naturel liquéfié (GNL) sur le terminal pétrolier du Cap Lopez à Port-Gentil prévu pour 2026. Un projet capable de “réduire le torchage de 500 millions de tonnes de méthane”. Procédé jugé “complexe”, le GNL aurait cependant des avantages environnementaux douteux, car considéré comme “deux à trois fois plus émetteur de CO2 qu’un gazoduc classique”, comme le rapportaient déjà nos confrères du journal Le Monde en 2022.

Dans l’attente de la réalisation de ce projet, Perenco semble pourtant déjà satisfait de ses résultats au Gabon, affirmant que 70% du pays “est alimenté par le gaz des champs de Perenco qui aurait été brûlé autrement”, ce qui laisse entendre que les activités de torchage du groupe n’empêcheraient pas un bénéfice énergétique considérable pour le pays. 

Un succès mitigé par une dépêche de l’agence Ecofin selon laquelle le pays ne produirait que “20 % du gaz consommé sur place”, ce qui revient en réalité à seulement 14% de la consommation énergétique locale assurée par Perenco. 

Le Gabon et le Cameroun figurent tous deux dans la liste des “30 pays” torchant le plus au monde, selon un rapport de la Banque Mondiale publié en 2023. Perenco serait à l’origine de plus de 90% des volumes de gaz torchés au Cameroun, et près de 60% au Gabon, selon les données analysées par EIF. 

Un manque énergétique considérable pour l’ensemble des pays de la région. À en croire la Banque Mondiale, les 140 milliards de mètres cubes de méthane torchés chaque année suffiraient à couvrir les besoins énergétiques de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne

Cette enquête a été coordonnée par le consortium global d’enquête environnementale EIF (Environmental Investigative Forum) et a reçu le soutien du Journalismfund Europe

Ont participé à l’enquête:

  • Equipe Internationale:  Alexandre Brutelle et Dorian Cabrol (Environmental Investigative Forum), Madeleine Ngeunga (InfoCongo), Juliana Mori (InfoAmazonia)
  • Equipe d’InfoCongo: Philomène Djussi, Ghislaine Digona, Timothy Shing, Kevin Nfor and Jeannot Ema’a

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