Il existe au Cameroun au moins huit postes de contrôle gérés conjointement par des agents du ministère des forêts, les services douaniers, la police et la gendarmerie. Chaque camion doit passer par ces postes de contrôles pour acheminer les grumes et les bois sciés de la forêt vers les scieries et vers le port de Douala ou de Kribi.  Le but de ces contrôles est de veiller au respect de la loi et d’empêcher le transport du bois illégal. Néanmoins, ces mesures strictes n’empêchent pas le transport quotidien de bois illégal de la forêt camerounaise vers les scieries, puis vers les marchés vietnamiens, chinois et d’autres régions du monde. Entreprises, hommes d’affaires, politiciens et hauts responsables de l’armée sont impliqués dans cette activité illégale. 

« Forêts pillées » (2/4).

Il s’agit d’une série de 4 enquêtes collaboratives produites et co-publiées par Le Monde et InfoCongo, en partenariat avec le Pulitzer Center’s Rainforest Investigations Network.

Durant 12 mois d’enquête, des journalistes des deux médias ont rencontré une dizaine d’exploitants forestiers dans la forêt tropicale camerounaise. Leurs témoignages et des documents officiels montrent que la corruption accélère l’exploitation forestière illégale au Cameroun, au détriment des droits des communautés forestières indigènes qui protègent ces forêts depuis des siècles.

*Par peur de représailles de certaines autorités, les noms ont été changés pour protéger nos sources.

Emana/Cameroun, camions chargés de grumes non marquées, roulant à vive allure à Minuit. 11 Fevrier 2023. Par Jeannot EMA’A/Infocongo

Il est 2 h 25 minutes du matin ce 11 février 2023 à Yaoundé, la capitale du Cameroun. Les rues sont vides. Sur une route goudronnée d’Emana, quartier du premier arrondissement, deux camions roulent à vive allure sur l’asphalte libéré de taxis et mototaxis. Chargés de grumes reliées par des fils, ils doublent à coups de klaxons rageurs, les rares véhicules sur leur chemin. Depuis un mois, dès minuit, Le Monde Afrique et InfoCongo, ont observé la même scène sur diverses routes de Yaoundé. Odza, Awae, Nlongkak… Des dizaines de camions, chargés de billes de bois, sortant des régions forestières du Sud, de l’Est ou encore du Centre, roulant à grande vitesse, presqu’à tombeau ouvert.

In Yaoundé, trucks with logs not marqued.

Odza, Cameroun. 21 Fevrier 2023, 23h. Camion chargé de grumes non marquées. Par Jeannot EMA’A/Infocongo

A les observer de près, les chargements sont différents à un détail prêt. Certaines grumes sont marquées par des écritures aux couleurs diverses. D’autres n’en ont pas, comme les deux camions croisés aux premières heures à Emana. 

Pourtant, “tout transport de bois d’œuvre, notamment des grumes non revêtues des marques réglementaires prescrites dans le cahier des charges, est interdit”, comme le stipule le décret d’application de la loi forestière camerounaise. Selon cette réglementation, un agent de l’administration devrait être affecté dans tout chantier d’exploitation forestière. Il co-signe le carnet du chantier, document dans lequel sont inscrites chaque jour les informations sur les arbres abattus: indication du diamètre pris au-dessus des contreforts, numéro d’abattage figurant sur la souche de l’arbre, longueur, diamètres et volume des grumes. En outre, l’agent forestier pose des marques réglementaires permettant d’identifier le bois sur chaque grume avant sa sortie des forêts.  

Les transporteurs des billes de bois ne respectant pas ces règles doivent alors être interpellés aux nombreux postes de contrôles des agents du ministère des Forêts et de la Faune, des douanes, de la police et de la gendarmerie. Des forêts aux ports de Douala et Kribi, il y existe au moins 8 postes d’enregistrement où ces équipes mixtes sont censées contrôler les véhicules de transport des produits forestiers (bois grumes et bois débités). Mais, plusieurs cargaisons de ce bois non marqué traversent chaque jour ces checkpoints pour des scieries et espaces portuaires où elles sont par la suite acheminées par bâteau vers le marché international.

In Cameroon, there are at least 8 forest controls checkpoints where mixed teams should control trucks carrying forest products. However, several logs coming from illegal logging hotspots pass through these checkpoints on their way to sawmills and port areas.
Carte réalisée par Kevin NFOR/InfoCongo, améliorée avec l’appui  de Kuang Keng Kuek Ser, Rainforest Investigations Network/Pulitzer Center

“Warap” ou sans caleçon”

Tous les postes de contrôle, que ce soient les forestiers, la gendarmerie, la police, tout ça est géré à l’avance avant que tu n’arrives avec le véhicule”, à ces endroits, confie en riant Derek, un chauffeur de camions grumiers. Depuis 2008, ce père de cinq enfants travaille pour des exploitants forestiers. Chaque semaine, il parcourt des centaines de kilomètres, pour des livraisons de grumes dans des scieries vietnamiennes, chinoises et aux ports de Douala et Kribi. Derek est surtout un habitué du transport du bois illégal, surnommée “Warap” ou “sans caleçon” dans le milieu. C’est une exploitation forestière faite par des exploitants illégaux. Leurs cargaisons sont constituées de bois légalement autorisé pour l’exportation mais coupé sans autorisation, des grumes coupées sans le respect des diamètres et des essences interdites de coupe et d’exportation. 

Pour remonter le fil de cette activité, pendant 12 mois, Le Monde Afrique et Info Congo ont interviewé une centaine d’habitants vivant au cœur des forêts du bassin du Congo, une quinzaine de trafiquants rompus dans le trafic illégal, des chauffeurs habitués à acheminer des grumes illégales et une dizaine d’experts ayant travaillé sur le sujet. Les informations recueillies auprès de ces sources directes ont été croisées avec des revues documentaires d’une centaine de rapports relatifs à l’exploitation du bois dans le bassin du Congo et au Cameroun en particulier, ainsi que des analyses de données d’exportation et d’images satellitaires pour mieux documenter ce trafic que certains appellent “nuit nuit”, car tout se fait de nuit, à l’abri des regards. 

Illustration of a forest control post at night by InfoCongo

Illustration par Ella Iradukunda pour InfoCongo

Pour Raphaël Tsanga, juriste au Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR), cette exploitation illégale est liée à l’opérateur qui “n’est pas agréé à l’exploitation” et ne “détient pas une autorisation personnelle de coupe” de bois”. D’après diverses sources, ces opérateurs, qui parviennent à faire sortir le bois jusqu’aux scieries et ports, sont le plus souvent des autorités influentes qui se lancent dans l’activité et activent leurs puissants réseaux pour exploiter et transporter le bois. 

Alors que les sociétés légales blanchissent leurs grumes en les marquant dans le cadre de leurs agréments, les intégrant ainsi dans le circuit normal, les personnes privées utilisent leurs pouvoirs et de l’argent pour amener leurs marchandises “sans caleçon”, le plus souvent non marquées, à destination.  

Députés, maires, colonel…

Derek et son collègue Raoul, conducteur depuis 2015, travaillent avec plusieurs patrons: députés à qui on donnait du “honorable”, inspecteur des impôts, maires, colonel, commissaires… Ces deux quadra, ont accepté de nous rencontrer en novembre 2022, dans un hôtel discret de Yaoundé. Ils ont encore les mines fatiguées. Cela fait tout juste 48 heures que Derek a livré du bois, après plus de 200 kilomètres de conduite,  dans une scierie appartenant aux vietnamiens au quartier Ahala, dans la capitale. “C’était (pour) un colonel” de l’armée, confie ce  père de cinq enfants. Si Derek en sait autant, c’est qu’à force de travailler dans le secteur, il a appris à prendre des précautions. 

Avant de se déplacer, Derek échange avec le “propriétaire” et ne se fie pas à “l’intermédiaire” avec qui il a conclu le marché car, plusieurs de ses collègues sont aujourd’hui incarcérés pour avoir transporté du bois illégal.

Truck driver making a photo call with a Colonel, his illegal logger commissioner. Illustration by InfoCongo

Illustration par Akira Junior pour InfoCongo

Selon Derek, le colonel  lui a passé, comme les autres patrons avec qui il travaille, un  “appel vidéo dans son bureau pour te rassurer. Voici mon contact, si tu as n’importe quel problème, je vais débloquer”. Mais, comment parviennent-ils alors à traverser les multiples postes de contrôle des routes forestières? Derek et Raoul sourient. Le plus souvent, les patrons sont des personnes riches, influentes, aux pouvoir et postes de responsabilité avancés au sein de l’administration camerounaise, soulignent-ils en précisant que leurs patrons se classent en deux catégories. 

D’une part, des hommes d’affaires ou encore des responsables détenant un certain pouvoir et n’ayant pas des relations, négocient eux-mêmes directement et à l’avance, avec les postes. “Il gère tout. Vous passez seulement. Il paie. Il prend les immatriculations, il envoie par whatsApp”, aux postes, poursuit Raoul.  “Chaque contrôle sait que tu es en train de venir”, appuie Derek. Gare à ceux qui ne font pas ce travail en amont. Plusieurs fois, se rappelle Raoul, les délégués des Forêts, représentants du ministre des localités où ils sont passés, mais complices des trafiquants, ont dû intervenir en catastrophe à un contrôle mal négocié afin de les libérer. Dans ces cas-là, le patron paie des sommes allant entre 500 000 Francs Cfa et plus d’un million de Francs. 

La deuxième catégorie des patrons est celle des supérieurs hiérarchiques des contrôleurs placés sur les routes. Raoul et Derek n’ont même parfois plus besoin de se présenter à leur passage. Les contrôleurs ont appris à connaître par cœur leurs visages et les immatriculations de leurs véhicules. Ces agents, policiers et gendarmes, expriment constamment leur frustration face à leur incapacité à arrêter ces cargaisons illégales. “Ils disent souvent “tu as appelé mon boss, demain je vais vous afficher (vous dénoncer)””, s’esclaffe Derek, conscient qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose. “Dans un commissariat, le commissaire est patron … S’il appelle et dit à son élément “si telle voiture vient tu la laisses passer”. L’élément va bouder?”, s’interroge comme une évidence Raoul.

A truck driver showing to a policeman who commissioned him to transport illegal logs.

Illustration par Akira Junior pour InfoCongo

Des hauts cadres impliqués 

Selon la commission nationale anti-corruption (CONAC), le domaine forestier est gangréné par la corruption au Cameroun. Entre 2018 et 2021, les rapports de cet organe mis sur pied par le gouvernement montrent que des hauts cadres du ministère des forêts (chef de poste forestier, ingénieur, anciens contrôleurs des Brigades nationale ou régionale du ministère) sont épinglés. Ils sont, entre autres, sanctionnés pour exploitation ou complicité d’exploitation illégale, complicité de trafic de lettres de voiture (un document de transport pour les grumes) ou signature à blanc des lettres de voiture, sous estimation des volumes de bois dans les Unités de transformation de bois. Plus grave, dans son rapport de 2021, le plus récent sur son site internet, la commission rapporte que 13 agents  publics ont été sanctionnés par le Minfof dont neuf pour exploitation ou complicité d’exploitation forestière illégale. L’un de ces agents est même sanctionné pour facilitation à l’évacuation de deux camions provenant de l’exploitation forestière illégale. 

Mais, il arrive aussi que la corruption et le trafic d’influence affichent certaines limites. Lors d’un changement d’équipe de contrôleurs par exemple (elles se relaient) ou la création d’un nouveau poste de contrôle surprise. Il y a quelques jours, Raoul en a fait l’amère expérience. Pour passer sous les radars, de nombreuses pistes clandestines sont tracées en forêt et connues des conducteurs qui les empruntent pour éviter d’éveiller des soupçons dans des cas où ils transportent des essences de bois interdites par exemple.

Illustration par Akira Junior pour InfoCongo

Il leur arrive même de traverser trois régions dans leurs contours, afin de brouiller les pistes. Ce jour-là, la route, “pas praticable”, a freiné Raoul et son collègue dans un petit village où ils ont trouvé un contrôle surprise mis en place par la mairie. Ils ont négocié le passage à 300 000 Francs Cfa pour les deux véhicules afin de rejoindre la scierie de Yaoundé à temps. 

Car, avant toute chose, il y a une condition première à respecter pour tous les trafiquants: les camions doivent arriver à destination entre “22 heures et 4 heures” du matin. Selon une décision gouvernementale, les véhicules transportant des grumes sont interdits de circulation après 6 heures du matin dans les villes de Douala, capitale économique, et Yaoundé. Si les transporteurs de grumes légales peuvent stationner au bord de la route lorsque le jour les trouve en chemin, ceux transportant des grumes illégales ne le peuvent pas. Un bois non marqué ou mal marqué attire l’attention. “Même le piéton peut voir. Quand un bois n’est pas marqué, ça lui réveille l’esprit”, soutient Raoul. Car, il arrive même que des contrôleurs corrompus se désolidarisent de leurs corrupteurs.  “Même s’il avait pris de l’argent pour te laisser passer, si c’est dans sa zone, il va aller mettre les saisies sur le bois. C’est d’abord pour se couvrir”, face à d’éventuelles sanctions, ajoute-t-il.

Illustration par Ella Iradukunda pour InfoCongo

Alors, à l’approche du jour, les conducteurs trouvent des endroits discrets qu’ils surnomment “bretelles” et “angles morts”, où “cacher” leurs véhicules  “en attendant la nuit pour continuer le voyage”, relate Derek. Certains roulent d’ailleurs à tombeau ouvert afin de rejoindre à temps leurs points de déchargement. Au téléphone, les patrons qui leur promettent des primes, leur mettent la pression. Les chargements, qui valent des dizaines de millions voire davantage, sont monitorés. La destination finale? A “80%” les scieries vietnamiennes, chinoises basées à Yaoundé et Douala, confient Derek et Raoul. Là-bas, ils trouvent les propriétaires des cargaisons. Raoul et Derek déchargent les grumes et retournent dans les forêts, pour d’autres périples de “warap”.

Equipe:
Coordonnateur Editorial : David Akana
Enquêtes: Madeleine Ngeunga (InfoCongo), Josiane Kouagheu (Le Monde)
Photos: Jeannot Ema’a & Josiane Kouagheu
Analyses de données: Kevin Nfor Ntani & Madeleine Ngeunga
Cartes et graphiques: Kevin Nfor Ntani & Madeleine Ngeunga/InfoCongo with the support from Kuang Keng Kuek Ser/Rainforest Investigations Network
Traductions : Fabrice Wekak
Illustrations: Akira Junior & Ella Iradukunda

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