Village de Mbongo, Dizangue – L’indignation se fait sentir dans la voix de Carine : « Pourquoi la Socapalm interdit à mon père de presser des noix qui proviennent de notre palmeraie ? »
Carine, qui préfère ne pas utiliser son vrai nom, est une jeune femme de 21 ans née à Mbongo, l’un des 34 villages de la commune de Dizangue, situé à une quarantaine de kilomètres de Douala, la capitale financière et plus grande ville du Cameroun.
Elle a vécu toute sa vie dans l’ombre de la Socapalm, la société créée par le gouvernement camerounais en 1968 et qui, en 2000 – soit trois ans après la naissance de Carine –, a été privatisée et acquise par le groupe Socfin.
La Socapalm produit près de 70 % de l’huile de palme d’origine camerounaise. Ses six sites de plantation sont éparpillés dans les zones rurales du pays, bordant – et parfois empiétant sur – l’existence des villages et des populations locales.
Les chiffres du recensement de la population au Cameroun indiquent que 58 % des 17 000 habitants que compte Dizangue vivent en zone rurale. La grande majorité d’entre eux dépendent donc des terres pour leur survie.
La famille de Carine ne fait pas exception à la règle.
Longeant les routes en terre et les plantations de palmiers à huile qui s’étendent à perte de vue à proximité de son village, Carine s’interroge sur son avenir, les yeux dans le vide.
Sa principale préoccupation est de savoir si elle pourra décrocher son diplôme d’études secondaires et atteindre son but d’entrer à l’université sans quoi ses perspectives pourraient à jamais être limitées par le carcan financier qui emprisonne sa famille.
Le père de Carine, qui travaille pour la Socapalm, gagne entre 70 000 et 100 000 francs CFA (entre 107 et 153 euros par mois) – un salaire à peine suffisant pour couvrir les besoins de ses trente enfants et quatre épouses.
Un autre problème vient s’ajouter au manque d’argent – une situation d’ailleurs dénoncée par de nombreuses personnes avec qui nous nous sommes entretenues : l’huile de palme est un ingrédient de cuisine indispensable pour la plupart des Camerounais – et est aussi fréquemment utilisée pour la peau. Bien que les ouvriers de la Socapalm puissent acheter jusqu’à 30 litres d’huile de palme par mois à la société, beaucoup cultivent leurs propres palmiers dans les villages bordant les plantations.
Le père de Carine, par exemple, possède une palmeraie couvrant onze hectares, dont sept sont exploités. Cela devrait normalement être une source d’huile importante pour la famille. Or, la réaction de la Socapalm lorsque la famille tente d’en produire suscite en elle un grand sentiment d’injustice.
« Lorsque nous n’avons plus d’huile de palme à la maison, mon papa est obligé de se rabattre sur sa palmeraie. Il demande à ses épouses de ramasser des noix pour en extraire de l’huile de palme nécessaire pour la cuisson des repas de la famille », explique-t-elle. Toutefois, depuis deux ans, ils sont obligées de vendre toutes leurs noix à la Socapalm. Dans le cas contraire, ils subissent des représailles.
« Il y a quelques semaines, ma maman avait mis une petite quantité de noix au feu pour les faire cuire et en extraire de l’huile. Des agents de sécurité de la Socapalm nous ont alors rendu visite à la maison. Ils ont emporté la marmite pleine de noix et ont emmené mon papa au poste de gendarmerie ». Il a plus tard été libéré sous caution.
« Mon papa ne sait ni lire ni écrire. Il nous a montré le document qu’ils l’ont contraint de signer. C’est une lettre [que Carine nous a ensuite remise] dans laquelle mon papa s’est engagé à ne plus consommer les noix de sa palmeraie », relate-t-elle.
« Je lui ai expliqué qu’il n’aurait pas dû la signer, car il a le droit de gérer sa palmeraie en toute liberté. Il m’a dit qu’il n’avait pas eu le choix, car c’était la condition à remplir pour conserver son emploi », poursuit Carine, bien déterminée à dénoncer cette situation. « Je suis allée voir le commandant de brigade pour savoir pourquoi il avait forcé mon papa à signer cet engagement. Il m’a refoulée et m’a interdit de revenir dans son bureau. »
Cette histoire, celle de la Socapalm et de ses agents qui empêchent les habitants d’utiliser leurs propres ressources naturelles vitales, est revenue à maintes reprises dans les témoignages.
Village de Mbonjo, Dibombari – Une route en terre entourée de palmeraies permet d’accéder au village de Mbonjo. Sur les parcelles de terrain coincées entre les plantations de palmiers à huile et la route, les habitants y ont fait pousser du maïs, de la banane plantain et des légumes sous les câbles haute tension alimentant la communauté en électricité. Une situation qui démontre que les populations n’ont pas assez de terres pour leurs cultures alimentaires.
Dans le village aux maisons traditionnelles en bois, de nouvelles habitations en parpaings sortent de terre. Ici aussi, la colère contre la Socapalm est perceptible, et Sieur Ebongue, agent des douanes aujourd’hui retraité, et son épouse Louise Nkakè font partie des mécontents.
Devant leur maison, faite de parpaings et de bois, ils tiennent les militaires chargés de surveiller les plantations de la Socapalm responsables de leurs malheurs. Ils disent avoir essuyé des menaces et des intimidations – parfois même des actes de violence – de la part des militaires. Le but étant à chaque fois de les empêcher d’utiliser les noix des palmiers à huile poussant sur leur propre plantation.
Louise Nkakè affirme qu’un jour des soldats l’ont agressée et poussée violemment avec leurs fusils pour ensuite lui confisquer les noix qu’elle cuisait sous prétexte que celles-ci auraient volées dans la plantation de la Socapalm. Elle a insisté sur le fait qu’il s’agissait de ses propres noix.
« Les soldats de la Socapalm ont demandé à rencontrer le propriétaire du pressoir – l’instrument mécanique utilisé pour écraser le fruit et en extraire l’huile brute. Je leur ai répondu que je représentais mon époux qui en est le propriétaire. Ils ont prétendu que les noix que je cuisais ne provenaient pas de ma palmeraie, mais de celle de la Socapalm. J’ai appelé mon époux, qui est aussitôt arrivé. Malgré ses explications, les militaires n’ont rien voulu entendre. Ils ont tout confisqué, plus de trois tonnes de noix de palme », explique Louise.
Le couple a décidé de porter plainte contre ses agresseurs, mais cela n’a fait qu’aggraver la situation. « Lorsqu’ils [les militaires] ont appris que nous avions porté plainte contre eux, ils sont revenus et nous ont ordonné de ne plus utiliser notre pressoir, que nous soyons propriétaires de la palmeraie ou non », poursuit-elle.
Le couple a cédé. Juste à côté de leur maison, des fus cassés et déformés traînent près d’un hangar en paille, incliné et soutenu par des piquets. Il s’agit du pressoir familial, qui n’est plus utilisé depuis maintenant plus d’un an. Louise explique qu’elle a non seulement perdu les deux tiers de ses revenus, mais que la famille fait face à des dépenses supplémentaires pour produire de l’huile de palme, car elle doit désormais payer pour faire presser les noix chez des voisins.
Les restrictions imposées à la famille, qui n’a plus le droit d’utiliser son pressoir, sont aggravées par un conflit foncier avec la Socapalm.
Des palmiers à huile bordent l’arrière de la concession de Sieur Ebongue. À en croire le couple, ces palmiers auraient été plantés par la Socapalm. « Ils prétendent que notre concession se trouve sur le terrain de la Socapalm. Pourtant, ce terrain appartenait à mon grand-père. J’en ai simplement rénové la maison. La preuve, voilà les tombes de mes ancêtres, construites ici bien avant ma naissance », explique le septuagénaire en pointant du doigt un espace nu et dépourvu de toute herbe.
Après un grand soupir, Sieur Ebongue précise qu’il préfère se tourner vers la justice pour obtenir réparation. Il souhaite relancer les activités dans son pressoir pour mieux sauvegarder cet héritage familial.
Menaces et intimidations
La présence des militaires inquiète presque tous les membres de la communauté.
« C’est grave ce qui se passe ici à Mbonjo. Pendant que tu es endormi, les militaires guettent dehors. Ils dorment ici, dehors, près de la cuisine. Ils te surprennent en train de cuire tes propres noix et t’accusent d’avoir volé celles de la Socapalm. Si tu nies, ils te menacent, confisquent tes noix et parfois détruisent tes fus», déclare avec colère Martine Amougou, âgée de 70 ans.
Martine Amougou est l’une des doyennes de la communauté. Veuve et mère de 13 enfants, elle compte aujourd’hui – comme les autres femmes de la communauté – sur la bravoure de Marie-Noelle Etondè, présidente de Synaparcam (Synergie Nationale des Paysans et Riverains du Cameroun) pour défendre leurs intérêts. Il s’agit d’un collectif de producteurs d’huile de palme, qui a vu le nombre de ses membres augmenter ces dernières années.
Partis se plaindre de la présence dérangeante des militaires dans les quartiers, plusieurs membres du collectif se sont vus refoulés par la chefferie. Malgré cela, Marie-Noelle Etondè, qui possède un caractère bien affirmé et ne se laisse pas facilement intimider, a réussi à se faire entendre.
Elle demande sans cesse justice, notamment pour les femmes. Elle réclame avant tout le départ des soldats qui surveillent les plantations de la Socapalm. Marie-Noelle, mère de deux enfants, reconnaît que ces deux dernières années, la société a fait des efforts pour traiter les plaintes des habitants et, en particulier, pour résoudre les problèmes de pollution de l’eau et de l’air. Les odeurs qui jadis incommodaient les riverains ont notamment diminué.
Toutefois, d’autres problèmes urgents subsistent, notamment l’accès des femmes aux plantations villageoises. « Nous avons toujours fait nos champs avec nos parents, même après l’implantation de la Socapalm ici, à Souza [un village voisin]. Mais depuis la privatisation de l’entreprise [en 2000], nous ne pouvons même plus exploiter les terres en périphérie des plantations, car les habitants empruntaient autrefois les pistes traversant les palmeraies de la Socapalm pour rejoindre ces périphéries » explique Marie-Noelle.
« En plus, comme les gens s’entêtaient, les employés de la Socapalm ont creusé de grandes tranchées empêchant les villageois d’emprunter les chemins menant à leurs plantations. Depuis que ces tranchées sont là, tout a changé. Avant, un villageois pouvait parcourir un kilomètre pour accéder à son champ. Aujourd’hui, il doit parcourir environ cinq kilomètres pour l’atteindre », poursuit-elle.
Des agents de sécurité de la Socapalm rôdent à moto dans le village pour surveiller les faits et gestes des populations. Au moindre soupçon d’utilisation des pressoirs, ils font appel aux forces de maintien de l’ordre du village.
Lors d’une journée ensoleillée du mois de juin, nous avons eu un aperçu des pressions que subissent les villageois en nous approchant de l’usine de la Socapalm. À peine 15 minutes passées dans la forêt marécageuse située à proximité de l’usine, de jeunes agents à moto avaient alerté la gendarmerie de notre présence. Ils ont encerclé notre véhicule, essayant visiblement d’intimider le chauffeur. Le commandant de brigade de la localité est apparu rapidement et nous a demandé de le suivre pour, selon ses propos, « une identification ». Nous n’avons opposé aucun refus.
Après un interrogatoire de près d’une heure sur les raisons de notre présence dans la localité, un gendarme nous a expliqué les risques auxquels nous nous exposions. « Ces gens [les agents de la Socapalm] se sont montrés gentils avec vous. Ils auraient pu vous verser des produits toxiques dans les yeux », lance-t-il.
Derrière ladite usine, des enfants remuent un monticule de terre noirâtre : ce sont des tourteaux de noix (la pulpe du fruit) obtenus après extraction de l’huile de palme. Certains l’utilisent pour nourrir le bétail, d’autres s’en servent comme combustible.
Dans la broussaille à proximité de ces résidus de noix, des filets d’eau noire en provenance de l’usine s’écoulent, provoquant une érosion des sols au fil des ans. Les odeurs émanant de l’usine incommodent les populations riveraines, et notamment les élèves du lycée de Mbongo.
Ces eaux souillées se déversent dans les cours d’eau environnants et, selon une source anonyme des autorités administratives, l’activité de la Socapalm est à l’origine de cette pollution environnementale. Toute la communauté en souffre, et surtout les femmes.
Les femmes font entendre leur voix
« Avant, les chefs de la communauté et nos aînés nous empêchaient de revendiquer, disant que c’était une affaire d’homme. Alors que, selon nous, l’épanouissement d’une famille repose sur la femme. C’est la pourvoyeuse de solutions, et la plus affectée par les difficultés. Les femmes utilisent beaucoup plus l’eau, elles utilisent beaucoup plus la terre », souligne Agathe Killeng, présidente de l’antenne locale de Synaparcam dans le village de Mbongo, qui coordonne un groupe d’environ cinquante femmes.
Bien qu’elle possède trois hectares de palmeraie, Agathe doit se battre pour accéder à ses terres. Elle raconte que les agents de la Socapalm lui ont demandé, il y a quelques mois, de réunir un groupe de femmes pour discuter. Cependant, les différentes parties n’avaient pas les mêmes objectifs.
« Ils ont voulu nous enthousiasmer en demandant aux femmes de se rassembler et de s’organiser pour mener des activités génératrices de revenus. Nous leur avons répondu que nous avions besoin de terres [dont la Socapalm s’est emparée] pour l’agriculture. Ils sont partis et ne sont jamais revenus » explique Agathe.
Concernant la rétrocession des terres des riverains, le flou demeure et les avis divergent. La Socapalm s’est néanmoins engagée à rétrocéder quelques terres aux populations locales – faisant clairement savoir qu’elle avait entamé le processus.
À Mbongo comme à Mbonjo, la Socapalm est censée agir dans l’intérêt public. Comme le stipule le contrat de concession de la Socapalm concernant les plantations, l’entreprise mènerait une mission de service public. Toutefois, très peu de riverains disent en avoir vu les clauses.
Face à toutes ces difficultés, les femmes de la communauté ne savent pas vers qui se tourner. « Nous n’avons jamais été associées aux discussions avec la Socapalm, pourtant nous souhaitons y participer. Cependant, ils ne traitent qu’avec les chefs traditionnels, et à la moindre revendication des habitants, l’entreprise répond qu’elle en a déjà discuté avec ces derniers ».
Des réunions trimestrielles sont organisées à Mbongo, en présence des responsables de la Socapalm, des chefs traditionnels, des représentants de Synaparcam et des autorités administratives. Pour certains, cependant, ces réunions ne sont guère plus qu’une tactique de diversion. « Les vrais problèmes, comme ceux qui concernent la rétrocession des terres et la pollution de l’eau, ne sont pas à l’ordre du jour », regrette Michel Linge, coordinateur de Synaparcam à Mbongo.
L’ambiance reste tendue dans les villages qui entourent les plantations de la Socapalm. Toutefois, les femmes n’entendent pas laisser leur destin aux mains de l’entreprise.
Longtemps silencieuses, elles se font aujourd’hui entendre. Beaucoup projettent de se constituer en coopératives pour développer l’agriculture et l’élevage dès que la Socapalm leur aura rétrocédé leurs terres. En attendant, elles font de leur mieux pour s’assurer que cela aura bien lieu, tout en demandant à l’entreprise de ne plus enfreindre leurs droits.
Cet article est originellement apparu en anglais sur Medium.
Réponse de Socapalm :
Fern a envoyé les observations de son investigation à Socfin qui a eu l’opportunité de donner ses points de vue. Voici un leur réponse éditée:
Socapalm insiste sur le fait qu’ils n’ont pas le pouvoir d’empêcher les villageois de presser leurs propres noix de palmiste, pouvoir qui relève uniquement de l’autorité compétente.
La société déclare également que pour les employés qui le désirent, il est possible d’acquérir jusqu’à 30 kilogrammes (kg) d’huile de palme par mois à un prix préférentiel auprès Socapalm, et tout employé a droit à une cession gratuite de 30 kg d’huile de palme lors de son départ en congé annuel.
Socapalm nie les affirmations de villageois qui accusent la société de polluer les rivières avec les déchets en provenance de l’usine de Socapalm. La société précise que ceux-ci sont des effluents chargés de matière organique et, pour éviter de polluer l’environnement avec une charge organique trop concentrée, la Socapalm a fait construire des lagunes. De plus, la société affirme être certifiée ISO 14001 (le standard international qui détermine les exigences visant à un système de gestion environnementale efficace) et a en respecté les principes.
En réponse aux plaintes des villageois qui accusent les militaires – agissant selon eux au nom de Socapalm – d’intimider les habitants, semer la peur et procéder à des arrestations arbitraires, Socapalm explique que les gendarmes locaux se sont sentis « dépassés » par la situation sur le terrain. C’est pourquoi la société aurait fait appel à des militaires pour sécuriser la production de sa plantation à Dibombari, devenue très prisée des voleurs de la région. Selon Socapalm, la présence des militaires aurait plutôt ramené un climat de sécurité au sein de la plantation et ceux-ci ne sortent pas du cadre de leur mission. Elle précise que, depuis, les résultats de la production de la plantation de Dibombari ont considérablement augmenté.
En réponse aux villageois de Mbonjo et Mbongo qui affirment que la société aurait étendu ses concessions au-delà de ses terres, Socapalm dit que les terres appartiennent à l’État et elles leur ont été louées. Elle rajoute que la superficie des plantations est passée de 78 529 ha (le 30/06/2000) à 58 063 ha (avenant au bail du 30/08/2005). Le différentiel de 20 466 ha a été remis à son légitime propriétaire, qui est l’État. La Socapalm explique avoir saisi l’État en décembre 2016 pour demander le déclenchement du mécanisme d’application des dispositions de la Convention de cession dans ce sens. Elle signale que les échanges visant à clarifier les limites de la concession se poursuivent, mais que certains individus ont bloqué les travaux sur le terrain en occupant illégalement la concession.
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